Pensée 978 (100)
Blaise Pascal
aLa nature de l'amour-propre et de ce 'moi' humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il? Il ne saurait empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères: il veut être grand, et il se voit petit; il veut être heureux, et il se voit misérable; il veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections; il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu'il soit possible de s'imaginer; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l'anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit, autant qu'il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres; c'est-à-dire qu'il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu'il ne peut souffrir qu'on les lui fasse voir, ni qu'on les voie.
aThe nature of self-love and the human 'me' is to love only the self and to consider nothing but the self. But what will it do? It cannot keep the object of its love from being full of defects and miseries: it wishes to be great, and it sees itself small; it wishes to be happy, and it sees itself miserable; it wishes be perfect, and it sees itself full of imperfections; it wishes to be the object of love and of the esteem of men, and it sees that its faults merit nothing but their aversion and their contempt. This embarassment in which it finds itself produces in it the most unjust and most criminal passion which is possible to imagine; because it concieves a mortal hatred against this truth which reprimands it, and which convinces it of its faults. It desires to destroy the truth, and, being unable to destroy it it itself, it destroys it, as much as it is able, in its knowledge and in that of others; that is to say that it puts forth all its care to cover its defects both from others and from itself, and that it cannot suffer one to show them to it, nor that they be seen.
bC'est sans doute un mal que d'être plein de défauts mais c'est encore un plus grand mal que d'en être plein et de ne les vouloir pas reconnaître, puisque c'est ajouter encore celui d'une illusion volontaire. Nous ne voulons pas que les autres nous trompent; nous ne trouvons pas juste qu'ils veuillent être estimés de nous plus qu'ils ne méritent; il n'est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous voulions qu'ils nous estiment plus que nous ne méritions.
bIt is without doubt an evil that we are full of defects but it is an even greater evil to be full of them and not to want to recognize them, since it is to add to that voluntary illusion. We do not wish that others mislead us; we do not find it right that they want to be esteemed by us more than they deserve; it is thus not right, too, that we mislead them and that we want them to esteem us more than we merit.
cAinsi, lorsqu'ils ne découvrent que des imperfections et des vices que nous avons en effet, il est visible qu'ils ne nous font point de tort, puisque ce ne sont pas eux qui en sont la cause; et qu'ils nous font un bien, puisqu'ils nous aident à nous délivrer d'un mal, qui est l'ignorance de ces imperfections. Nous ne devons pas être fâchés qu'ils les connaissent, et qu'ils nous méprisent: étant juste et qu'ils nous connaissent pour ce que nous sommes, et qu'ils nous méprisent, si nous sommes méprisables.
cThus, when they uncover only those imperfections and vices which we actually have, it is obvious that they do us no harm at all, since it is not they who are the cause; and that they do us a good, since they aid us to save us from an evil, which is the ignorance of these imperfections. We must not be annoyed that they know these, and that they despise us: being right and that they know us for that which we are, and that they despise us, if we are despicable.
dVoilà les sentiments qui naîtraient d'un coeur qui serait plein d'équité et de justice. Que devons-nous donc dire du nôtre, en y voyant une disposition toute contraire? Car n'est-il pas vrai que nous haïssons la vérité et ceux qui nous la disent, et que nous aimons qu'ils se trompent à notre avantage, et que nous voulons être estimés d'eux autres que nous ne sommes en effet?
dHere are the sentiments which would be born from a heart full of equity and justice. What have we, then, to say of our hearts, in them seeing an entirely contrary disposition? Because is it not true that we hate the truth and those who tell it to us, and that we love those who deceive us to our advantage, and that we desire to be esteemed with those others whom we are not like at all?
eEn voici une preuve qui me fait horreur. La religion catholique n'oblige pas à découvrir ses péchés indifféremment à tout le monde; elle souffre qu'on demeure caché à tous les autres hommes; mais elle en excepte un seul, à qui elle commande de découvrir le fond de son coeur, et de se faire voir tel qu'on est. Il n'y a que ce seul homme au monde qu'elle nous ordonne de désabuser, et elle l'oblige à un secret inviolable, qui fait que cette connaissance est dans lui comme si elle n'y était pas. Peut-on s'imaginer rien de plus charitable et de plus doux? Et néanmoins la corruption de l'homme est telle qu'il trouve encore de la dureté dans cette loi; et c'est une des principales raisons qui a fait révolter contre l'Église une grand partie de l'Europe.
eHere is a proof of this which fills me with horror. The Catholic religion does not oblige one to uncover one's sins indifferently to all the world; she suffers one to remain hidden with all other men; but she makes a single exception, to whom she commands one to reveal the bottom of ones heart, and to show oneself such as one is. It is only this one man in the world that she orders us to do this to, and she commands of him an unbreakable secrecy, which makes it that this knowledge is in him as if it were not there. Can one imagine anything more charitable, or more sweet? And nevertheless the corruption of man is such that it still finds hardness in this law; and this is one of the principal reasons for the revolt against the Church of a great part of Europe.
fQue le coeur de l'homme est injuste et déraisonnable, pour trouver mauvais qu'on oblige de faire à l'égard d'un homme ce qu'il serait juste, en quelque sorte, qu'il fît à l'égard de tous les hommes! Car est-il juste que nous les trompions?
fHow the heart of man is unjust and unreasonable, to find bad that one obliges it to do with regard to a man what it would be right, to some extent, to do with regard to all men! For is it right that we should mislead them?
gIl y a différents degrés dans cette aversion pour la vérité; mais on peut dire qu'elle est dans tous en quelque degré, parce qu'elle est inséparable de l'amour-propre. C'est cette mauvaise délicatesse qui oblige ceux qui sont dans la nécessité de reprendre les autres, de choisir tant de détours et de tempéraments pour éviter de les choquer. Il faut qu'ils diminuent nos défauts, qu'ils fassent semblant de les excuser, qu'ils y mêlent des louanges et des témoignages d'affection et d'estime. Avec tout cela, la médecine ne laisse pas d'être amère à l'amour-propre. Il en prend le moins qu'il peut, et toujours avec dégoût, et souvent même avec un secret dépit contre ceux qui la lui présentent.
gThere are different degrees in this aversion to truth; but one can say that it is in all, to some degree, because it is inseparable from self-love. It is this awful delicacy which obliges those who must correct others, to choose all the mincing and tempering to avoid shocking them. It is necessary that they decrease our faults, that they make pretense to excuse them, that they mix with it praise and testimonies of affection and esteem. Even with all that, the medicine will not fail to be bitter to self-love. It takes as little of it as it can, and always with distaste, and often even with a secret spite against those who present the truth to it.
hIl arrive de là que, si on a quelque intérêt d'être aimé de tous, on s'éloigne de nous rendre un office qu'on sait nous être désagréable; on nous traite comme nous voulons être traités; nous haïssons la vérité, on nous la cache; nous voulons être flattés, on nous flatte, nous aimons à être trompés, on nous trompe.
hIt follows that, if a man has some interest in being loved by all, he attempts to remove from us that which he knows to be disagreeable to us; he treats us as we wish to be treated; we hate the truth, he hides it; we wish to be flattered, he flatters us, we love to be deceived, he deceives us.
iC'est ce qui fait que chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne de la vérité, parce qu'on appréhende plus de blesser ceux dont l'affection est plus utile et l'aversion plus dangereuse. Un prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul n'en saura rien. Je ne m'en étonne pas: dire la vérité est utile à celui à qui on la dit, mais désavantageux à ceux qui la disent, parce qu'ils se font haïr. Or ceux qui vivent avec les princes aiment mieux leurs intérêts que celui du prince qu'ils servent; et ainsi, ils n'ont garde de lui procurer un avantage en se nuisant à eux-mêmes.
iIt is this which makes it so that each degree of good fortune that elevates us in the world removes us from the truth, because one is more aware of hurting those in whom affection is more useful and aversion more dangerous. A prince will be the joke of all Europe, and he alone will know nothing of it. I am not astonished by this: to say the truth is useful to those to whom one says it, but disadvantageous to those who say it, because they make themselves hated. However, those who live with princes love better their interests than those of the prince whom they serve; and thus, they do not try to work to his advantage, which would harm themselves.
jCe malheur est sans doute plus grand et plus ordinaire dans les grandes fortunes; mais les moindres n'en sont pas exemptes, parce qu'il y a toujours quelque intérêt à se faire aimer des hommes. Ainsi la vie humaine n'est qu'une illusion perpétuelle; on ne fait que s'entre-tromper et s'entre-flatter. Personne ne parle en notre présence comme il en parle en notre absence. L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur cette mutuelle tromperie; et peu d'amitiés subsisteraient, si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas, quoiqu'il en parle alors sincèrement et sans passion.
jThis malfortune is without doubt greater and more common in great fortunes; but the least of them are not exempt, because there is always some interest in being loved in all men. Thus the human life is but a perpetual illusion; one does nothing but self-deceive and self-flatter. No one speaks of us in our presence as he speaks of us in our absence. The union which is between men is founded on nothing but this mutual deception; and few friendships would survive, if each knew what his friend said of him when he was not there, though he was spoken of sincerely and without passion.
kL'homme n'est que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. Il ne veut pas qu'on lui dise la vérité, il évite de la dire aux autres; et toutes ces dispositions, si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son coeur.
kMan is but a disguise, of lie and hypocrisy, in himself and in regard to others. He does not want one to tell him the truth, he avoids telling the truth to others; and all these dispositions, if removed from justice and from reason, have a natural root in his heart.
The original was obviously written by Pascal. The translation is mine and I place it in the public domain.
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